Chapitre17: L'ouverture du portail
Un grondement sourd monte du sol, semblable à un battement de cœur monstrueux. La porte noire, massive, vibre au rythme d'un appel invisible, ancien et irrésistible. Clara, Thomas, Léora et Lucien se tiennent face à elle, les yeux levés vers l'étrange cercle brisé incrusté dans la pierre. Ce n'est pas une simple serrure. C'est un sceau. Un verrou posé non pour enfermer… mais pour contenir.
— Ce n'est pas une porte, murmure Léora, la voix tendue par une terreur maîtrisée. C'est un seuil. Si on l'ouvre, on ne pourra pas revenir. Ce qu'il y a derrière… ça n'appartient pas à ce monde.
Thomas s'approche. Ses doigts effleurent les symboles. Ils brûlent à peine, comme une fièvre prête à éclater. Son regard est fixe, presque vide, comme s'il entendait une musique que les autres ne peuvent percevoir.
— Il nous attend. Il sait. Il est prêt.
Lucien chancelle. Un filet de sang coule de son nez. Sa peau est pâle, ses yeux cernés. Mais il avance aussi, soutenu par Clara. Une force invisible les attire, les pousse à faire face.
Clara se poste à côté de Thomas. Elle sent ses jambes trembler, son cœur battre à tout rompre. Mais dans cette peur, il y a autre chose : une conviction. Azran… ou ce qu'il est devenu… se trouve là, de l'autre côté. Et elle doit savoir. Elle doit comprendre.
— On y va ensemble, dit-elle. Jusqu'au bout.
Léora hoche la tête, les mains tendues vers les gravures. Elle commence à tracer dans l'air des signes complexes, comme si elle réactivait une mémoire ancienne, codée dans sa lignée. La porte frémit. Les runes s'illuminent d'un éclat rouge sang.
— Le Vide ne se brise pas, murmure-t-elle. Il vous absorbe. Alors souvenez-vous : quoi que vous voyiez là-bas, ce n'est peut-être pas réel. Et pourtant, ce sera réel pour vous.
Le sol tremble. Un craquement strident fend l'espace. Le cercle brisé se reforme lentement. La pierre se dilate, poussée par une force intérieure. Et soudain, dans un grondement de fin du monde, la porte s'ouvre.
Un souffle d'obscurité pure jaillit, projetant le groupe en arrière. L'air devient lourd, saturé d'un silence absolu. Pas un bruit. Pas un écho. Rien.
Devant eux s'ouvre un gouffre d'ombres.
Un autre monde.
Ils avancent, l'un après l'autre, franchissant le seuil. Et tout bascule.
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Le monde derrière la porte n'a pas de ciel. Pas de sol. Pas de repères. Ils marchent sur une surface lisse, noire, comme un miroir d'obsidienne. Le ciel est un vide criblé d'éclairs rouges qui ne grondent jamais. L'espace semble infini, mais chaque pas les rapproche d'un point précis, comme si la logique de ce monde répondait à d'autres lois.
Clara sent ses pensées vaciller. Des souvenirs lui reviennent, déformés. Sa mère. Un rire dans la pluie. Azran, debout sous un lampadaire. Puis le même Azran… écorché, vide, le regard noyé dans une mer de néant.
— Ne vous laissez pas distraire, crie Léora, sa voix comme étouffée par une pression invisible. Le Vide vous observe. Il apprend. Il change pour vous briser.
Lucien titube, mais continue. Ses yeux pleurent du sang maintenant. Il parle tout bas, pour lui seul.
— Je vois les miens. Ceux que j'ai laissés mourir. Ils m'appellent. Ils me sourient… mais sans visages.
Thomas serre les poings. Lui aussi ressent la pression mentale, les pensées intrusives, les visions. Mais il reste droit. Son objectif est clair. Il doit confronter Azran. Le trouver. Le juger.
Au loin, une forme se dessine. Une structure, flottant au milieu du Vide. Un trône noir, immense, suspendu dans l'espace, entouré de chaînes d'ombres et de piliers d'ossements.
Sur ce trône : lui.
Azran.
Ou plutôt… ce qu'il en reste.
Son corps est maigre, déformé, semblable à une statue vivante de cendres et de cernes. Sa peau semble n'être qu'une enveloppe craquelée. Ses yeux, vides, suintent une lumière noire. Mais lorsqu'il les voit… il sourit.
— Vous êtes venus, dit-il d'une voix qui résonne directement dans leurs esprits. Enfin.
Le groupe s'arrête. Le trône plane à quelques mètres au-dessus du sol. Autour, des silhouettes sans visages se forment, comme des souvenirs liquides arrachés à leur esprit.
— Azran…, murmure Clara, un souffle de détresse.
Mais il secoue lentement la tête.
— Ce nom… ne me définit plus. Ce que j'étais, vous l'avez détruit. Vous m'avez démembré, fragment par fragment, jusqu'à ce qu'il ne reste que ce Vide. Alors je l'ai écouté. Et il m'a offert une renaissance.
— C'est un mensonge, crache Thomas. Tu t'es vendu. Tu t'es laissé consumer.
Azran se lève. Son pas ne fait aucun bruit. Le Vide autour de lui pulse, réagit à ses émotions. Il descend lentement les marches de son trône flottant. Les chaînes vibrent à son passage.
— Je n'ai pas été consommé. J'ai été… choisi. Le Vide ne prend pas. Il révèle. Il me montre que la douleur n'a pas à être combattue. Qu'elle peut devenir… absolution.
Léora lève une main, invoque un cercle de protection autour d'eux. Le Vide tente de les envahir, mais est repoussé momentanément.
— Ce n'est pas une absolution. C'est une annihilation. Tu t'es effacé pour devenir un pantin.
Azran rit. Un rire sans joie.
— Et pourtant… je suis plus fort que jamais. Je suis entier. Libéré de la culpabilité, du poids des émotions, du chaos du monde. Ici, je suis Dieu.
Clara s'avance. Le champ protecteur la suit.
— Alors pourquoi nous appelles-tu ? Pourquoi ouvrir cette porte si tu es si complet, si parfait ?
Azran s'immobilise. Une fissure dans son masque.
— Parce que… une part de moi résiste. Une part hurle encore. Et je n'arrive pas à la faire taire.
Son regard se plante dans celui de Clara. Une onde de souffrance traverse l'espace.
— C'est toi, Clara. Tu es… le dernier fil. Le dernier fragment.
— Alors reviens. Reviens avec nous.
Il baisse les yeux. Un instant. Puis relève la tête. Son visage se durcit.
— Non. Si je reviens, je ressens de nouveau. Je saigne. Je perds. Ici, je gagne. Ici, je suis éternel.
Le Vide rugit. Des déchirures apparaissent dans l'espace. Les silhouettes sans visages s'animent, avançant lentement vers le groupe.
Thomas sort son arme. Lucien récite une prière de bannissement. Léora incante, des runes lumineuses apparaissant autour d'elle.
Azran lève la main.
— Assez. Si vous voulez me sauver… vous devrez d'abord survivre.
Il bondit.
Un impact titanesque fait exploser le sol d'obsidienne. Thomas pare de justesse une attaque, projeté en arrière. Le combat s'engage dans un déluge de magie noire, d'illusions, de vérités tordues.
Clara tente de l'approcher, criant son nom. Mais à chaque pas, le monde change. Elle est dans une forêt. Puis une ruelle. Puis un cercueil. Chaque vision l'engloutit.
— Tu ne peux pas me sauver, hurle Azran. Tu ne peux pas me comprendre !
— Tu n'es pas obligé d'être compris, crie-t-elle en retour. Tu n'es pas seul !
Il vacille. Un éclair traverse ses yeux. Léora en profite pour briser le sort. Le champ du Vide se fissure.
Lucien frappe avec une incantation sacrée. Le trône explose. Azran hurle. Le Vide implose autour de lui.
Mais il ne tombe pas. Il se redresse. Le Vide tourbillonne autour de lui, furieux, hurlant.
— Vous ne m'arracherez pas ce que j'ai gagné !
Alors Clara s'avance. Lentement. Elle range ses armes. Elle ouvre les bras.
— Azran… ce que tu as gagné… ce n'est pas toi. C'est un mensonge que tu t'es raconté pour ne plus souffrir.
Elle tend la main.
— Mais je suis là. Et si tu veux encore ressentir… je suis là.
Azran la regarde. Le monde vacille.
Le Vide hurle.
Mais une larme coule.
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Et tout s'effondre.
La lumière déchire le ciel noir. Un cri perce l'éternité. Le Vide explose.
Ils sont projetés en arrière. La lumière les engloutit.
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Ils se réveillent… sur le sol du temple. La porte est refermée.
Clara serre quelque chose contre son cœur : une mèche de cheveux blancs. Azran n'est pas revenu. Mais… une part de lui a choisi de partir.
Lucien, à genoux, pleure. Léora fixe le ciel.
Thomas regarde le groupe. Puis le temple.
Et murmure :
— Ce n'est pas la fin.