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Chapter 14 - CHAPITRE 14:LES DEUX REFLETS

Longtemps avant la chute, avant Nihël, avant que le monde ne devienne fracture, Vel'Zaruun n'était pas un Titan.

Il était un Gardien, comme les autres, mais différent.

Un Tisseur de Haute Trame. Un architecte du Réel. Il savait entendre la mémoire du monde comme d'autres entendent le vent. Son regard portait au-delà des formes, jusqu'à leur essence vibrante.

À ses côtés, il y avait Kael.

Pas son apprenti. Pas son égal non plus.

Quelque chose entre les deux : un lien miroir.

Kael avait été un orphelin des Bordures, né d'un peuple effacé par les réajustements successifs de la Trame. Il n'aurait jamais dû survivre à l'Éclipse des Cartes. Mais Vel'Zaruun l'avait vu. L'avait recueilli. L'avait nommé.

"Tu es Kael," lui avait-il dit. "Cela veut dire l'éclat qui reste après l'incendie."

À partir de là, ils ne s'étaient plus quittés.

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Les années de tissage

Vel'Zaruun forma Kael à la lecture profonde : l'art de lire la mémoire d'un lieu, d'un objet, d'une personne. Ensemble, ils ressuscitaient les histoires effacées par les conflits ou le temps. Ensemble, ils reconstituaient les Trames abîmées.

Mais Kael posait toujours une question :

"Pourquoi reconstruire les souvenirs douloureux ? Pourquoi ne pas choisir de ne garder que ce qui élève ?"

Vel'Zaruun répondait, chaque fois, avec la même douceur grave :

"Parce que ce serait trahir la forme. Même la blessure contient une vérité. Et sans vérité, nous n'élevons rien — nous maquillons."

Kael hochait la tête.

Mais il ne comprenait pas. Pas vraiment.

Il voyait les mémoires dévorantes, les récits de massacres, les souvenirs empoisonnés, et se demandait s'il n'y avait pas un autre chemin. Un chemin où l'on purifierait le passé. Où l'on choisirait ce que l'on conserve.

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La fracture

La rupture vint le jour où ils découvrirent le Cœur de Trame.

Une confluence de mémoire pure, battement central du monde. Ni matière, ni esprit. Juste résonance. Ceux qui l'approchaient en sortaient changés.

Vel'Zaruun, ébloui, comprit que le monde était plus fragile qu'il ne l'avait cru. Qu'un simple souffle d'oubli pouvait tout effacer.

Alors il tenta de protéger le Cœur.

Il le brisa.

Pas par haine, mais par précaution. Il dispersa les fragments aux confins du réel, chacun porteur d'un aspect fondamental : vérité, douleur, beauté, sacrifice, persistance, forme.

Kael, lui, fut horrifié.

"Tu veux que chacun porte un fragment du fardeau ? Tu veux fragmenter l'Essence ?"

"Il le faut. Sinon, quelqu'un pourrait tout réécrire. Tout purifier. Et créer un mensonge parfait."

Mais dans les yeux de Kael, Vel'Zaruun vit une fissure.

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Le dernier dialogue

Ils se retrouvèrent une dernière fois, au bord du Miroir-Originel — lac sans fond où la Trame elle-même se reflétait.

Vel'Zaruun avait commencé à se transformer. À devenir ce que les anciens nommeraient plus tard titan. Son corps n'était plus fait de chair, mais de mémoire condensée.

Kael, lui, tenait un fragment. Celui de la vision pure — le pouvoir de percevoir un monde sans la douleur du passé.

"Je pourrais t'arrêter," dit Kael.

"Tu pourrais."

"Tu crois que la souffrance rend le réel plus vrai. Je crois qu'elle le rend inutile."

"Alors tu as déjà choisi."

"Oui."

Ils ne se combattirent pas.

Vel'Zaruun se détourna, sachant qu'il ne reverrait plus jamais Kael.

Et Kael descendit dans l'ombre, emportant son fragment — non pas pour le cacher, mais pour le nourrir.

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Échos

Lorsque Vel'Zaruun fut finalement piégé dans le Sanctuaire d'Éclats, il pensa à Kael. Pas avec colère. Pas avec regret. Mais avec une forme d'amour tragique.

Peut-être que je me suis trompé aussi, pensa-t-il.

Mais s'il reste une étincelle de vérité… peut-être qu'un autre la portera un jour.

Ce fut Nix.

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Et Kael, dans son sanctuaire silencieux, sentit le lien frémir.

Il se redressa. Il ne restait plus qu'une chose à faire.

"Je vais lui montrer que le monde n'a pas besoin d'être réparé. Il doit être refait."

PASSÉ DE KAEL:

Avant même que Kael ne soit tenté par la réécriture.

Il y avait Aëna.

Ils s'étaient rencontrés dans l'une des citadelles d'encre du sud — un bastion reculé où les Tisseurs de Mémoire envoyaient leurs fragments les plus instables, trop sensibles pour être manipulés sans précautions.

Aëna n'était pas Gardienne, ni Mage, ni même Tisseuse. Elle était archiviste de la Pluie, une caste de savants chargée de transcrire les souvenirs liquides : ceux que le monde murmure lorsqu'il pleure. Elle écrivait sur des feuilles de verre trempé, qu'elle gravait au fil de l'eau et de la lumière. Lorsqu'elle souriait, ses yeux semblaient refléter la mer avant l'orage.

Kael était venu pour comprendre une anomalie de Trame. Il était jeune encore, à peine revenu de sa première mission avec Vel'Zaruun. Il cherchait des réponses. Aëna, elle, posait les bonnes questions.

"Tu sais lire la mémoire des mondes," lui avait-elle dit un soir. "Mais sais-tu entendre celle d'un cœur brisé ?"

Ils étaient restés assis sous la pluie, à écouter les pierres parler. Et ce soir-là, Kael comprit qu'il existait une mémoire plus précieuse que toutes celles contenues dans les artefacts anciens : celle que l'on crée ensemble, en vivant.

Les jours de verre

Ils passèrent des saisons entières à explorer les couches invisibles du passé : les larmes des forêts, les soupirs des vents anciens, les ombres oubliées sous les cités englouties. Aëna gravait, Kael interprétait. Ensemble, ils reconstruisaient des morceaux de mondes effacés.

Mais ce fut Aëna qui lui enseigna l'équilibre.

"Toute mémoire est une promesse," disait-elle. "Si tu l'ouvres, tu dois l'aimer. Même si elle te fait mal."

Elle croyait aux souvenirs comme d'autres croient aux dieux : avec ferveur, mais sans illusion.

Kael, alors, commença à changer. À douter de la doctrine de Vel'Zaruun. À croire qu'un monde tissé de mémoires douces et choisies pouvait exister.

Il songeait même à rester, à abandonner les Hautes Trames pour bâtir avec elle un sanctuaire de réminiscences calmes. Il voulait l'aimer au grand jour, sous le regard des étoiles fixes.

La nuit brûlée

La tragédie vint sous la forme d'une faille.

Un fragment ancien, jugé trop instable pour être conservé, fut mal scellé. Il fuyait la mémoire brute d'un cataclysme oublié : une ville consumée par son propre reflet.

Lorsqu'il se rompit, les souvenirs qu'il contenait s'échappèrent comme un flot noir, inondant la citadelle.

Des cris. Des visages superposés. Des passés qui envahissaient les présents. Des enfants criant avec les voix de vieillards. Des miroirs qui saignaient.

Kael courut dans le chaos. Il cherchait Aëna.

Il la trouva sous la grande verrière, là où elle gravait encore. Elle tenait une feuille de verre dans ses mains, mais ses yeux saignaient. Le fragment l'avait atteinte. Il l'avait forcée à revivre une mémoire qui n'était pas la sienne : la noyade d'une ville. La perte de ses enfants. La folie.

"Kael…" dit-elle dans un souffle. "J'ai tout vu. Même ce que je ne voulais pas. Même ce que je ne suis pas."

Il la serra contre lui.

"Ne parle pas. Je vais te sortir d'ici."

Mais elle tremblait, comme une page qui se déchire.

"Non. Écoute-moi. Tu dois choisir, un jour. Te souvenir ou aimer. Moi… je n'ai pas su."

Et ses mains se brisèrent sur la feuille de verre, qui explosa en silence.

Le silence après

Aëna mourut cette nuit-là, emportée par une mémoire qui ne lui appartenait pas.

Kael resta, assis près de son corps, des jours durant.

Lorsqu'il se releva, ses cheveux avaient blanchi aux tempes. Il ne pleura pas.

Mais il ne regrava jamais un seul souvenir.

Le reniement

Lorsque Vel'Zaruun brisa le Cœur de Trame, croyant protéger le monde, Kael ne s'opposa pas à lui.

Pas tout de suite.

Mais dans son cœur, un feu s'était allumé. Pas de haine. Pas même de colère.

Une certitude.

"Si la mémoire peut tuer ceux qu'on aime… alors peut-être que le monde ne mérite pas d'être rappelé."

C'est ce soir-là qu'il vola son fragment. Celui de la vision pure. Et qu'il s'enfuit, loin du regard du Titan, pour bâtir un autre rêve. Un monde où les souvenirs seraient doux ou absents. Où plus personne n'aurait à voir mourir Aëna.

Dernière gravure

Avant de partir, il retrouva une des dernières feuilles intactes qu'elle avait gravées.

Elle ne contenait aucun mot.

Seulement une image : deux silhouettes assises sous la pluie, un parapluie transparent entre elles, et des gouttes qui dansaient entre leurs doigts.

Il la porta dans son miroir. Et jusqu'à aujourd'hui, c'est la seule mémoire qu'il n'a jamais tenté d'effacer.

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